Pourquoi lit-on un roman ? À quoi bon se passionner pour des histoires inventées de toutes pièces et pleurer sur le sort de personnages qui n’ont jamais existé ? Le divertissement n’est pas le seul apport de la littérature. Par le détour de la fiction, elle élargit notre expérience et nous offre un autre regard sur le monde et sur nous-mêmes.

Le singulier, l’éphémère, le minuscule…

Le roman est pluriel, et c’est la raison pour laquelle il n’existe aucune raison univoque de s’engouffrer dans sa lecture. Genre en perpétuelle métamorphose, il a pour seule constante son inconstance. Quels que soient les savoirs qu’il charrie et les ambitions théoriques qui peuvent être les siennes, il demeure le moins scientifique des discours. Le roman n’expose pas les faits, n’explore pas les concepts, ne déduit pas les idées. À la rigueur de la science, il oppose l’aléatoire et l’imprévu. Contre l’universel et le conceptuel, il dresse le singulier, l’éphémère, le minuscule, le sensuel, le hasard d’une rencontre, le battement d’un cœur, la violence d’un sentiment ou d’une altercation… D’où la tentation de ranger la lecture de romans au rayon des activités distrayantes, voire sentimentales.

“La lecture d’un roman jette sur la vie une lumière.”

-Louis Aragon-

Mieux connaître l’humain

Pourtant, de nombreuses voix s’élèvent pour affirmer le « pouvoir heuristique » ou encore la « puissance cognitive » de la littérature. Ce que nous chercherions dans les romans, ce serait à « mieux connaître » l’humain, le monde, la vie. Ainsi Tzvetan Todorov rappelle-t-il que « la littérature est la première des sciences humaines ». Gérard Genette, Jean-Marie Schaeffer, Rainer Rochlitz affirment tous à leur façon que l’apport du roman est d’ordre cognitif. Des historiens cherchent dans la littérature des « vérités historiques ».

Ambiance, atmosphère d’un monde couché sur du papier ou humeur d’un personnage inventé de toutes pièces : intuitivement, nous sentons que les mots de l’auteur disent « quelque chose » de singulier sur notre époque ou sur nous-mêmes. Précisément parce que leur texture est faite de rêves et de mots, et non de faits et d’idées, les romans enrichissent simultanément notre compétence linguistique et notre appréhension du réel.

“La lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés.”

-René Descartes-

Des vies par procuration

De son côté, la philosophie morale s’intéresse au rôle pédagogique du roman. Martha Nussbaum, l’une de ses représentantes les plus célèbres, insiste sur la capacité des fictions à montrer ce que la philosophie échoue à démontrer. L’art du romancier consiste à voir le monde ; l’art du lecteur revient à emprunter les yeux d’un autre, le narrateur. À cet égard, le roman permet de se retrouver tour à tour dans la peau d’un détective, d’une amoureuse, d’un dictateur ou d’un orphelin. La fiction nous procurerait, en quelque sorte, des vies par procuration. En ce sens, elle agit comme un multiplicateur d’expériences, et ce dès l’enfance. Elle nous met ainsi en contact avec la complexité de nos propres vies comme de celles des autres. En quelque sorte, le lecteur expérimente des situations qu’il ne peut pas vivre dans la réalité. Il peut choisir certaines situations, en refuser d’autres, et acquérir les bénéfices de ces expériences sans en encourir les dangers réels.

Cette intériorisation de l’autre explique l’intimité exceptionnelle que nous ressentons à l’égard de certains personnages. Nous les sentons vivre, parler, agir « en nous ». Cette expérience si particulière, tantôt dérangeante, tantôt réjouissante, aucun film ne peut la reproduire. On comprend dès lors pourquoi l’adaptation de romans à l’écran s’avère souvent si décevante…

” l en est des destins comme des livres sacrés : c’est la lecture qui leur donne un sens.”

-Eric Emmanuel Schmitt-

Le retour du plaisir

Dans cette lignée, quelques théoriciens de la littérature interrogent les notions d’émotion, de plaisir et d’évasion. Car l’immense majorité des lecteurs l’affirme : ils lisent des romans d’abord pour s’évader et se distraire, davantage que pour réfléchir et acquérir des connaissances. On peut aller plus loin encore, et affirmer que les émotions ressenties, les rêves formulés pendant la lecture ont un impact non seulement sur l’interprétation que nous faisons d’un roman, mais aussi dans notre propre existence. Le lecteur ne conforme pas nécessairement ses actes à ceux des personnages mais, il peut transposer dans sa vie des humeurs, émois et formules empruntés au roman favori.

“Lire, c’est s’éloigner de soi dans le silence.”

-Christian Bobin-

Confirmation de soi ou confrontation à soi ?

Que cherche-t-on alors dans cette expérience, qui peut s’avérer déstabilisante ? Et que risque-t-on ? C’est là que l’on en revient à la plurivocité fondamentale du genre romanesque : tout dépend du roman choisi. L’habileté des best-sellers consiste à nous présenter des personnages qui nous ressemblent. Leurs valeurs sont les nôtres, leurs passions nous parlent, précisément parce qu’elles sont stéréotypées. Ces romans encouragent ainsi le lecteur dans ses croyances et ses attentes. C’est un mécanisme bien connu de la psychologie sociale : parce que l’autre me ressemble, il me sécurise. Me voilà protégé et rassuré par le personnage de roman, que je chéris en retour. À l’inverse, certains romans plus ambitieux nous confrontent à une altérité radicale. C’est le cas, par exemple, de L’Idiot de Fedor Dostoïevski (1868), de Lolita de Vladimir Nabokov (1955) ou encore des Bienveillantes de Jonathan Littell. L’intérêt ne vient plus de ce que nous y reconnaissons de nous-mêmes, mais de ce que nous sommes susceptibles d’y apprendre de notre part d’ombre. Dans un cas, le lecteur cherche une confirmation de soi ; dans l’autre, une confrontation à soi. Dans tous les cas, remarque V. Jouve, « l’autre du texte, qu’il s’agisse du narrateur ou d’un personnage, nous renvoie toujours, par réfraction, une image de nous-mêmes ».

“May be this is why we read, and why in moments of darkness we return to books: to find words for what we already know.”

-Alberto Manguel-

Source: Sciences humaines