L’Ombre portée – Marie étienne
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Après avoir vécu longtemps à l’étranger, Marie Etienne a travaillé avec Antoine Vitez puis Maurice Nadeau. Parmi la trentaine de livres qu’elle a publiés, choisissons quelques titres : Le Livre des recels (Flammarion), L’Inaccessible est toujours bleu (Hermann), Antoine Vitez et la poésie (le Castor astral). Elle a reçu le prix Paul Verlaine de L’Académie française et le prix Mallarmé.
Est-ce Nina qui parle, l’héroïne, dans La Mouette, de Tchekhov ?
Ou son inspiratrice, Lydia Mizinova, qui assiste à Moscou à la naissance d’un art nouveau, avec Stanislavski ? Ou une spectatrice, à qui la représentation et le drame de Nina rappelle sa propre histoire ? Il est sûr que le texte, une sorte de journal, est hanté par Tchekhov, ses yeux clairs, son humour et sa mort annoncée. Et il est sûr aussi que l’auteur du journal parvient à se sauver par le moyen de l’art.
Dibutade n’a pas de nom. Celui que la tradition critique attribue à tort à la fille du potier Butadès n’est que l’ombre portée de son père : la fille de Butadès – Dibutade… À relire, au demeurant, le texte de Pline, on constate que le geste artistique de la fille n’existe qu’au regard de celui du père artisan, qui – paradoxalement – l’accomplit : si la jeune femme trace sur le mur, à l’aide d’un charbon de bois, le profil de l’amant qui s’en va en suivant les contours que dessine son ombre portée par le truchement d’une lampe, c’est bien ce que fait le père de l’écriture d’ombre de sa fille dont il s’agit, l’enjeu du mythe rapporté par l’Histoire naturelle concernant le devenir plastique de la skiagraphie. Butadès, en effet, a l’idée d’appliquer de l’argile sur la forme tracée, qu’il fera cuire : ainsi découvre-t-il la sculpture en relief. Il n’est question, dans le passage, ni de l’invention du dessin, ni de la naissance de la peinture – comme on le prétend ordinairement –, mais bien de la « plastikè » ; et le geste créateur osé par la fille du potier de Corinthe, que lui inspire le départ de l’aimé, est aussitôt récupéré par l’invention paternelle. Cependant, l’ombre portée de l’amour, dont elle aurait pu souffrir, transforme la jeune femme en créatrice : elle prend l’ombre au mot, pour en faire une œuvre. Et il n’est pas anodin que, pressentant l’importance symbolique du geste de celle que Rilke eût pu compter au titre des « grandes amoureuses », les commentaires aient fini par lui attribuer un prénom, en même temps qu’ils détournaient l’attention sur le tracé de la jeune femme au détriment de son exploitation paternelle.
Que faire, pour la femme abandonnée, de « l’ombre portée de tout amour » ? L’écrire, nous dit Marie Étienne. Devenir créatrice, et par là même se faire un nom – le sien. Transformer l’ombre qui nie en ombre qui accomplit, afin que la coulisse débouche sur la scène de l’écriture. Et ce faisant, par le geste d’écrire, sortir de la douleur : la main de la fille de Butadès proprement contourne la séparation, qu’elle apprivoise en l’informant. Lika, dans L’Ombre portée, et avant elle Bérénice, dans Lettres d’Idumée, font de même : « Si tu pouvais ne pas / si tu pouvais souffrir / pas trop me faire. » C’est sur cette confidence ambiguë que s’ouvre le « journal » de Lika-Lydia Mizinova, modèle de la Nina de La Mouette dont Marie Étienne imagine qu’elle le rédige, comme Bérénice répudiée ses lettres à Titus, « pour tenter de sortir de l’emprise de l’amour ». De fait, qu’il se nomme Anton Tchékhov, Boris Alexéevitch Trigorine ou Titus, qu’il soit une personne réelle ou un personnage de fiction, l’amant abandonne sans souffrance apparente Lika, Nina ou Bérénice à leur sort : silence, désarroi, solitude. « Serais-je une hypothèse qu’on abandonne ? », se demande la narratrice de Marie Étienne, convaincue que « [l]a solution serait d’écrire, débrouiller tout avec des mots ». Car écrire fait « [s]ortir du cercle » de la douleur. « Sortir du cercle pour voir. Pour voir, sortir du cercle. », y insiste-t-elle. « Le malheur […] n’est jamais qu’un rond jaune sur le sol de la scène. / Pour sortir, faire un pas de côté. », lit-on dans Roi des cent cavaliers. C’est précisément ce que font l’épistolière Bérénice et la diariste Lika, et avec elles tous les personnages féminins qui traversent l’œuvre de Marie Étienne – Lara, Ise, Ang… : s’autoriser le « pas de côté », soit, à la lettre, devenir autrices en sortant du halo paralysant ; celui de « [l]a dictature protéiforme des sentiments », comme celui qui assigne l’être à une place, fût-elle éclairée. Écrire, dès lors, non seulement travaille à tenir la douleur à distance, mais fait « [s]’évader de la liste, de la définition, du sujet imposé ». Écrire dé-range et désencombre. Se sauver par l’art de l’ombre de l’amant flamboyant – dramaturge, homme de lettres ou empereur qui, quel que soit son génie, ne détient pas le monopole de la parole, de son pouvoir –, c’est ainsi « libérer l’intelligence de tout ce qui empêche ». C’est aussi, pour une femme qui « pressen[t] [qu’elle est] une femme parmi d’autres », « parl[er] à d’autres » : œuvre adressée, donc. Lettres, avec Bérénice, journal, avec Lika, font de la sphère intime un espace commun – politique. Qui parle, en effet, dans L’Ombre portée ? L’autrice, Marie Étienne ; Lika-Lydia Mizinova, la narratrice ; Nina Mikhaïlovna Zaretchnaïa, le personnage qu’elle a inspiré – dont Marie Étienne s’étonne ailleurs que nul ne l’interroge ? Voire toutes les spectatrices « à qui la représentation et le drame de Nina rappellent [leur] propre histoire » ? Toutes et chacune d’elles. « [P]arler de soi comme d’une autre », écrit Lika-Marie : parler d’une autre comme de soi, réciproquement…
Cependant, « L’ombre portée » qui titre le livre est aussi celle que font sur lui les deux ouvrages qui le précèdent de peu : En compagnie d’Antoine Vitez, 1977-1984 (2017) et Antoine Vitez et la poésie, la part cachée (2019). Car cette « sorte de journal », précise l’écrivaine au seuil du livre, « hanté[e] par Tchekhov, ses yeux clairs, son humour et sa mort annoncée », vit sa première version « rédigée l’année où Vitez mit en scène La Mouette à Chaillot ». L’Ombre portée constitue par conséquent le troisième panneau d’un triptyque consacré à l’expérience théâtrale majeure vécue aux côtés d’Antoine Vitez : au Théâtre des Quartiers d’Ivry puis au Palais de Chaillot, dont Marie Étienne fut la secrétaire générale et l’organisatrice de ses célèbres lectures de poésie, en étroite complicité avec le metteur en scène, de 1981 à 1988. Or cette manière de trilogie, qui participe de ce que l’écrivaine nomme ses « chroniques de la scène », narre aussi, à sa façon délicate mais ferme, le ‘‘pas gagné’’ de la poésie : celle qui habita l’homme de théâtre tout autant que la femme qui lui rend hommage, celle qui sauve de toutes les emprises et qui, après le témoignage (En compagnie d’Antoine Vitez) et l’essai (Antoine Vitez et la poésie), finit par triompher avec L’Ombre portée – livre de poésie qui s’inscrit indubitablement, par-delà les deux tomes consacrés à Vitez, dans le droit fil des grands livres de poèmes qui font de Marie Étienne l’une des voix majeures de la poésie française contemporaine : Anatolie (1997), Roi des cent cavaliers (2002), Dormans (2006), Le Livre des recels (2011)… Si la poésie mène au théâtre, réciproquement le théâtre mène à la poésie ; et c’est en poème que Chaillot, dont l’espace hante la mémoire, se raconte :
Ce lieu me touche mais
je ne puis en répondre
car votre amour est sans merci.
L’édifice est en nous autant que nous en lui
on le sait là, non loin du fleuve et au cœur de la ville
il peut servir à expliquer
il peut servir à abriter.
On y descend on marche droit on tourne et on descend
pendant un temps le sol est plat
on remonte, c’est à gauche
on a fait bon voyage et on est arrivé
c’est là qu’on fait semblant
tous les jeux sont possibles.
On comprend dès lors que la « sorte de journal » sans date rédigé par Lika, modèle de Tchékhov pour la Nina de La Mouette devenu narratrice de L’Ombre portée, se résout en livre de poèmes composé par Marie Étienne, dont les textes au statut délibérément pluriel et souvent incertain (poèmes en vers, notes relatives à la pièce, proses méta-critiques et autoréflexives, souvenirs autobiographiques, didascalies empruntées à Tchekhov, dépouillement repris à Vitez…) circulent sans solution de continuité entre la coulisse, la scène et la salle ; le texte, son travail et la représentation ; réalité, fiction et souvenir ; Lika, Nina et Marie ; théâtre, poésie et pensée critique… Or cette porosité des genres et des formes, qui s’articule à la volonté farouche de se soustraire aux étiquettes (littéraires comme sociales : « Me situer par rapport à ? Je m’en lave les mains. ») constitue l’un des traits saillants de l’écriture de Marie Étienne qui, sans relâche, s’attache à comprendre les relations entre les êtres, leurs manèges, leurs conditionnements, mais aussi ce à quoi, par l’intelligence cultivée, par goût de la liberté ou confiance en sa capacité de création, elles échappent, « [s]e dessaisi[ssent] », mouettes non plus empaillées mais envolées, muettes s’emparant de la parole qui délivre : « Écrire comme aux échecs / la lutte, les points et le terrain / gagné, perdu / […] / Plutôt décrire le mot à mot de cette lutte / hors de laquelle on ne peut rien / et on n’est rien ».
Mais cette échappée (qui est tout le contraire d’une échappatoire) a son prix : celui que doit à la forme – qu’il lui appartient de trouver, inventer, gagner – payer le poète. « Il faut de nouvelles formes », professe Stanislavski. À n’en pas douter, L’Ombre portée et, par-delà, l’œuvre entière de Marie Étienne, prend au sérieux l’injonction. Comment simultanément parvenir à « [r]epousser le récit récurrent », « écrire, comme on prend des photos » et « accol[er] » des « bouts », si ce n’est en inventant des stratégies formelles qui répondent à la difficulté d’ « [é]crire sur cette chose que [l’on] ne peu[t] nommer » ? Ainsi le choix revendiqué de la « réfraction » ou du « contre champ », du « fragmentaire » et de la « substitution ». Il s’agit au fond de biaiser avec l’impossibilité à dire : « Écrire avec le manque et accepter qu’il soit, ne le combler qu’avec l’écrit. » En tout état de cause, écrire est un travail de couture et de montage : on compose un livre comme l’on ‘monte’ une robe ou un film, raboutant des éléments épars qui finissent par prendre sens et forme l’un par rapport à l’autre, pour avoir été mis bord à bord puis cousus ensemble, la navette qui va et vient entre prose et vers, fiction et réflexion, participant d’une conception rhapsodique de l’écriture.
Or cette écriture, affirme ailleurs Marie Étienne, part de l’image : souvenirs, rêves, fantasmes, photographies, films qui hantent, insistent, demandent parole. Il importe donc de la leur donner, sans pour autant trahir ce qui en eux résiste à toute récupération narrative ou discursive, et renâcle à l’idée de transformer en fresque cohérente le fragment éclatant/éclaté. Ainsi geste poétique, entreprise narrative, procès diariste, enquête autobiographique, réflexion scénique et discours critique dialoguent-ils dans un livre qui traverse les frontières génériques pour mieux asseoir son propre lieu, définitivement entre… Néanmoins, le sérieux, voire la gravité assumée de l’entreprise d’écriture, n’excluent jamais l’humour. La page sur laquelle se referme L’Ombre portée en témoigne, qui joue avec les codes des génériques de films : « avec la participation de… », transformant les êtres réels en personnages – à moins que ce ne soit l’inverse. « Nous sommes faits de la même étoffe que les songes » : le théâtre dès longtemps nous l’a appris, et les « hallucinations [de la spectatrice] intégrées au spectacle » ne sont pas moins réelles que nos corps de chair…
Qui n’aurait pas encore lu Marie Étienne peut donc en confiance aborder L’Ombre portée : le projet qui anime le livre, la « voix multiple » qui le porte, les motifs qui l’habitent, les convictions dont il se fait l’écho, la forme mobile dont il fait le pari répondent de l’œuvre entière, dont ils soutiennent les ambitions. Un paragraphe nous en assure qui, comme souvent chez l’écrivaine, tire un fil que l’œuvre a dès longtemps déroulé :
C’est un brouillard. J’insiste donc : écrire, c’est prendre son élan et avec un grand peigne, démêler tout le blanc ou bien l’entortiller pour en faire une boule qui serve au moins à décorer.
J’insiste donc : écrire, c’est prendre son élan pour démêler le blanc. [Roi des cent cavaliers, 2002]
D’abord le blanc, comme une tâche claire, un trou. [Ibid.]
D’abord le blanc comme une tâche claire, un trou. [Éloge de la rupture, 1991]
Si « [n]e pas écrire [est] un état d’indifférence », écrire, alors, serait-ce provoquer un état de différence ? Qu’il s’agisse de démêler l’écheveau de l’indifférence ou d’emmêler le différent(d) pour en faire une pelote, l’enjeu est bien de prêter forme au brouillard – « tout a une forme, même la fumée ! », disait Ingres à ses élèves – comme la fille de Dibutade donnait forme à l’ombre de son amant. Depuis l’ombre emporter la forme, pour ne pas demeurer sa proie.
Marie Joqueviel-Bourjea
Editeur |
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